La fracture numérique et le monde arabe: Le développement

économique et les TIC

Paru dans Le Manager, No. 94, mai 2004, pages 28-29.


Par Mohamed Louadi, PhD

Une question lancinante que l’on se pose à chaque fois que le rapport de cause-à-effet entre TIC et développement économique est, implicitement ou explicitement, exprimé, est, est-ce vrai?

Le monde arabe : Quelques chiffres clés

Mohamed Mahathir, ex-Premier ministre de Malaisie, avait remarqué assez pertinemment, dans le discours qu’il livrait en 2000 aux délégués de la Conférence de l’Organisation de la Conférence Islamique, qu’il ne devrait y avoir aucun hasard à ce qu’il n’y ait pas de nation riche qui soit en retard en TIC et aucune nation qui soit avancée en matière de TIC qui soit pauvre et sous-développée.

La question est de savoir si ce sont les TIC qui permettent l’accès à une plus grande richesse, et si oui, laquelle? Ou si c’est la richesse qui permet au peuple d’avoir accès à une technologie que certains perçoivent encore comme onéreuse. Elle l’est du moins pour une grande partie de l’humanité.

La question se pose aussi pour les pays arabes qui décrivent le spectre en termes de Produit national brut moyen, puisque celui-ci varie de 550 dollars pour la Somalie à 22.000 dollars pour les Emirats Arabes Unis (en parité de pouvoir d’achat par an et par tête d’habitant).

Mais la question pratique est de savoir comment mesurer le développement en matière de TIC. Plusieurs modèles ont bien évidemment été proposés, dont celui de la haute performance informatique de Wolcott1 et celui, plus restreint, de l'évaluation de la diffusion d'Internet de Larry Press2.

A notre connaissance, le modèle de Wolcott n’a jamais été appliqué à d’autres pays arabes que la Syrie en 1996. Quant au modèle de Press, il a le mérite d’être approprié au niveau macro-économique en ce sens qu’il s’applique à des économies et à des pays. Se concentrant sur une technologie spécifique, en l’occurrence l’Internet, il met en avant six dimensions: (1) le déploiement, (2) la distribution géographique, (3) l’adoption sectorielle, (4) l’infrastructure de connectivité, (5) l’infrastructure organisationnelle et (6) le degré d'appropriation.

Dans ce cadre, à chaque dimension peut être attribuée une valeur variant entre 0 (inexistant) et 4 (très développé ou omniprésent). Le cadre a été appliqué à plusieurs pays dont neuf sont arabes. Il reconnaît que les EAU jouissent d’un niveau de déploiement de l’Internet omniprésent. C’est le seul pays et la seule technologie qui ait eu ce score.

Un autre modèle, développé par Francisco Rodríguez et Ernest J. Wilson3, qui détermine un indice de progrès technologique (ITP) qui est calculé à partir des progrès réalisés dans l’adoption de cinq technologies, le fax, le téléphones (fixe et mobile), l’Internet (nombre de serveurs), le PC et le téléviseur4.

Calculé jusqu’en 1996 pour 110 pays, il a été fixé à 100 pour les États-Unis et à 0 pour le Mozambique. Une centaine d’autres économies ayant été exclues en raison du manque d’information, l’index se trouve quelque peu biaisé vu que les pays qui ont été exclus sont justement parmi les plus pauvres de la planète.

Parmi les pays inclus dans l’échantillon, 15 sont arabes. Le graphique A utilise donc l’index de progrès technologique calculé jusqu’en 1996 et le produit national brut par tête d’habitant de 2002.

Le nuage de points obtenu est assez particulier car il suggère que plus le PNB moyen dans un pays est élevé et plus l’indice de progrès technologique l’est aussi. Il existe certes quelques exceptions (Qatar, Bahrain et Koweït).

Graphique A. Il semble que plus le produit national brut par tête d’habitant (mesuré en parité de pouvoir d’achat) est élevé et plus l’indice de progrès technologique d’un pays est élevé. Graphique B. La même tendance, quoique observée sur une échantillon plus restreint et utilisant un autre indicateur (index IT), est observée parmi les pays arabes les moins nantis.

Un dernier indicateur (index IT) est proposé par Onyeiwu5 qui, à partir du nombre de serveurs Internet pour 10 .000 habitants, le nombre d’Internautes pour 10.000 habitants, le taux de pénétration des PC, la télédensité téléphonique fixe et la télédensité téléphonique mobile, calcule un taux variant entre 0 et 100 pour 54 pays africains. Nous en avons extrait les seuls pays arabes en Afrique figurant dans la liste, au nombre de huit, pour dégager le graphique B.

La tendance générale suggère donc un lien entre développement économique (mesuré par le PNB moyen) et progrès technologique en matière de TIC. Des réserves dans l’interprétation hâtive de ces tendances sont cependant recommandées vu que, contrairement au progrès technologique, le PNB ne change pas aussi facilement en quelques années.

Cela dit, et observant les évolutions rapides dans le monde, l’on ne peut s’empêcher de formuler quatre constats. Premièrement, toutes les économies émergentes, même les plus démunies, sont en train de faire des progrès notables, certaines même remarquables en termes de TIC. D’autres sont plus lentes. Mais dans tous les pays du monde, un plus grand nombre d’individus utilisent les TIC qu’auparavant6.

Deuxièmement, le fossé existant entre les pays riches et les pays pauvres semble s’élargir, non seulement en termes de TIC mais également en termes de revenus quoiqu’un lien causal direct entre les deux (dans un sens ou dans l’autre) n’ait jamais été établi d’une manière convaincante. Il existe encore des pays où les priorités sont ailleurs.

Troisièmement, une relation causale et irréfutable entre le développement des TIC et le développement économique n’a pas encore été établie sans doute en raison du temps nécessaire pour que les TIC prouvent leur bien fondé économique. A ce jour, aucune économie ne peut prétendre avoir accusé des bonds grâce à son adoption des TIC.

Et enfin, quatrièmement, des pays jouissant de revenus moyens et de structures économiques comparables ont des attitudes très différentes envers les TIC. Certaines économies émergentes font des bonds en avant rapides alors que d’autres régressent. Ceux qui progressent semblent avoir réuni deux conditions. Premièrement, ils nourrissent un climat de droits démocratiques et de libertés civiles permettant un plus grand niveau d’innovation et d’adoption des TIC et investissent dans le développement des ressources humaines.

 

1. Wolcott, P., Goodman, S. et Burkhart, G. (1996). The IT Capability of Nations: A Framework for Analysis, The Mosaic Group, University of Arizona, MIS Department, Janvier, pp. 1-88.

2. Press, L. (1996). The Role of Computer Networks in Development, Communications of the ACM, Vol. 39, No 2, Février, pp. 23-30.

3. Rodríguez, F. et Wilson, E.J. (2000). Are Poor Countries Losing the Information Revolution? InfoDev Working Paper, Mai 2000, pages 1-50.

4. Remarquant que, dans l’étude citée, ce sont en fait les indicateurs des serveurs Internet et des PC qui discriminent le plus entre les pays considérés.

5. Onyeiwu, S. (2002). Inter-country Variations in Digital Technology in Africa: Evidence, Determinants, and Policy Implications, préparé pour la UNU/WIDER Conference on the New Economy in Development, 10-11 May 2002, Helsinki.

6. On se souviendra, cependant, d’un rapport rédigé en 2000 dans le cadre du projet The Virtual Society (voir http://www.virtualsociety.org.uk/, consulté le 18 décembre 2000) par 76 éminences académiques appartenant à 25 universités hollandaises, danoises, britanniques et américaines et financé par le British Economic and Social Research Council. Dans ce rapport, plusieurs constatations inattendues avaient été faites, dont, le fait que 28 millions d’Américains avaient cessé d’utiliser l’Internet et que les adolescents le désertaient en hordes: «ils sont venus, ils ont surfé et puis ils sont retournés à la plage» résumait laconiquement le rapport. Mais on ose croire que si 28 millions abandonnent l’Internet, bien davantage l’adoptent, ce qui donne l’impression d’un accroissement continu dans la population Internaute.