Des systèmes d'information aux systèmes de gestion
du savoir des entreprises
La version originale de cet article a paru dans le journal La Presse de Tunisie (Economie)
Mercredi 17 novembre 1999, page VIII
Par Mohamed Louadi, PhD
Nous ne savons rien. Le seul espoir de savoir, c'est de savoir tous ensemble, c'est de fondre toutes les classes dans le savoir et la science.
Léon Tolstoï
Depuis près d'une décennie déjà, et depuis la parution des travaux du célèbre guru du management américain Peter Drucker, plusieurs livres et publications nous parlent de la gestion de la connaissance (ou du savoir) et son bienfait pour l'entreprise de demain (d'aujourd'hui).
La gestion du savoir et du capital intellectuel d'une entreprise dépasse et va au delà de la gestion des données et de l'information. De ce fait, elle peut être considérée comme l'étape suivant celle de l'émergence des systèmes d'information qui, précisons-le, est la continuité de l'informatique et de la gestion des données.
Cette nouvelle discipline est basée sur la constatation que la plupart (certains disent 80%) de la richesse intellectuelle, mémorielle et informationnelle d'une entreprise ne se trouve pas dans ses ordinateurs et ses bases de données mais bien dans la matière grise de ses employés. Le problème est que cette matière grise est éparse, peu ou mal communiquée et éphémère.
Éparse parce qu'elle dépend considérablement de l'individu chez qui elle réside. Mal communiquée parce qu'il n'y aucun mécanisme connu et éprouvé qui assure son partage systématique et éphémère parce qu'elle est aussi mobile et vulnérable que l'employé qui la détient.
C'est probablement en raison de la vague des départs en retraite de plusieurs experts et spécialistes et de la perte de leur savoir que les entreprises d'aujourd'hui commencent à prendre la question très au sérieux car souvent, «tout est à recommencer» et l'apprentissage, la formation et l'accumulation du savoir par l'expérience sont des denrées extrêmement coûteuses pour les entreprises.
Aujourd'hui des entreprises se sont mises à gérer le capital intellectuel existant aussi jalousement et aussi effectivement qu'elles se sont toujours préoccupées de leur gestion financière.
Il ne s'agit surtout pas de s'assurer que l'information et le savoir soit disponible et accessible car ceci est encore une affaire de système d'information. Il s'agira plutôt de s'assurer que le savoir soit utile, utilisable et utilisé.
En guise d'exemples, une entreprise japonaise a réservé une salle qu'elle a appelée «salle de pensée» (thinking room) où les cadres ayant un problème peuvent se rendre afin d'en parler avec d'autres employés qui ne sont pas nécessairement du même département. Incidemment, cette salle est aussi l'endroit où les employés se rendent pour simplement fumer une cigarette ou boire une tasse de café. Cette nouvelle technique se démarque des salles de réunions classiques et formelles auxquelles nous sommes habitués puisque les membres qui se retrouvent dans cette salle ne se connaissent pas nécessairement et s'y rencontrent d'une manière quasiment fortuite.
Une autre entreprise japonaise a institué une pratique selon laquelle chaque département affiche les projets sur lesquels il est penché ainsi que les problèmes rencontrés. Les autres employés déambulant dans les corridors pourront ainsi proposer leur contribution s'il se trouve qu'ils ont travaillé sur un projet similaire.
Comme on peut le constater, le partage de l'information et du savoir sont à la base de la culture de ces entreprises.
Afin d'entamer leur processus de gestion de leur capital intellectuel, les entreprises devront d'abord commencer à étudier la manière dont leur employés utilisent l'information, plutôt que de se préoccuper de la manière dont ils utilisent les machines de production et les ordinateurs.
Cette gestion ne saurait être faite sans outils et techniques. Quoique ces derniers n'abondent pas encore et ne sont pas toujours effectifs, l'on compte Lotus Notes parmi les systèmes les plus cités par ceux qui ont développé un programme de gestion du savoir. Mais quelle que soit la qualité du système, il ne faut jamais perdre de vue le fait que la rétention de l'information est un réflexe presque viscéral et que certains employés ne permettront peut-être jamais que l'entreprise s'approprie leur bien le plus cher: leur matière grise. Il faudra probablement beaucoup de temps pour qui'ils se convainquent du fait que «savoir c'est pouvoir» est plus vrai et plus utile que «l'information c'est le pouvoir».
Mais malgré les écueils reliés à la résistance à tout changement, il est bon de savoir que pour mener une meilleur gestion de son capital intellectuel, une entreprise gagnerait à se pencher sur les cinq pivots suivants:
Encourager la génération de nouvelles idées et de nouveaux processus de travail, la révision des pratiques d'antan et l'analyse des «trous» fonctionnels et l'expérimentation.
Élaborer une sorte de dictionnaire organisationnel, un qui-sait-quoi qui aiderait à orienter les employés vers ceux qui détiennent le savoir ou vers les bases de données, archives, bibliothèques où ils ont le plus de chances de trouver rapidement ce qu'ils cherchent.
«Immortaliser» le savoir des experts de l'entreprise en le dupliquant sur autant de supports (manuels, cassettes vidéo, fichiers informatiques, systèmes experts, etc.) que nécessaire afin que le savoir d'un employé reste à la disposition de l'entreprise même si cette dernière le perd.
Sensibiliser les employés à l'importance du partage de l'information et du savoir plutôt qu'à l'importance de l'information et du savoir.
Veiller à toujours transférer le savoir acquis dans une partie de l'entreprise à une autre partie afin d'accélérer la courbe d'apprentissage. Pousser le principe plus loin en se tenant au diapason de ce qui se passe dans les autres entreprises, tunisiennes ou autres, opérant dans le même secteur d'activité.
Finalement, et comme nous l'avons illustré plus haut avec les deux entreprises japonaises, la gestion du savoir est davantage une affaire d'état d'esprit et de culture que de techniques et de technologie. Et cela est plutôt une mauvaise nouvelle. Les techniques et la technologies s'acquièrent. La monnaie d'échange pour la culture et l'état d'esprit est le temps.