L'exode des cerveaux et ses impacts sur 

le secteur des TIC en Tunisie

La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager

No. 78, janvier 2003, pages 54-56


Par Mohamed Louadi, PhD

 

Le  phénomène de l’exode des cerveaux touche essentiellement trois secteurs traditionnellement centraux au développement économique de la Tunisie, à savoir, l'éducation, la formation professionnelle et la recherche scientifique. C’est depuis quelques années qu’est venu s’ajouter le secteur des TIC.

 

Le problème est déjà ressenti depuis quelques années où les SSII ont de plus en plus de difficultés à embaucher et à fidéliser des ingénieurs en informatique à forte compétence qui ne sont déjà pas en nombre suffisant sur le marché. Ces entreprises se trouvent par conséquent incapables d'être compétitives et sont amenées à renoncer à des opportunités d'affaires importantes.

 

Ces entreprises, fleurons à l’avant-garde des innovations technologiques ont déjà maintes fois fait leurs preuves tant en Tunisie qu’à l’étranger. Ce qui est nouveau c’est que leur nombre, leur taille en effectifs et leur chiffre d’affaires ont été sérieusement entamés par deux bulles: le passage à l’an 2000 et la frénésie de l’Internet (sans parler des évènements périphériques à la crise économique mondiale et aux évènements du 11 septembre 2001 non encore directement observables).

 

Le nombre de sociétés informatiques tunisiennes comprenant les sociétés engagées dans la vente de matériel , de logiciel et de services informatiques était de 551 en 1997. Ce nombre est passé à 642 (+17%) en 1998 puis à 767 (+19%) en 1999 ; il a culminé à 835 (+9%) en 2000 pour n’être plus que 676 (-19%) en 2001. Les chiffres de 2002 n’étant pas encore disponibles, il y a lieu de croire que plusieurs entreprises ayant des potentialités de SSII, telles Tunisie Tradenet par exemple, ne sont pas comptabilisées. D’autres ont vu le jour entre 2001 et 2002. Mais la défection de plus de 150 sociétés entre 2000 et 2001 n’est pas sans inquiéter. Tout en même temps, le chiffre d’affaires global du secteur a accusé une chute appréciable entre 1999 et 2000 et il y a tout lieu de croire que la situation ne s’est pas améliorée entre 2001 et 2002.

 

Les statistiques disponibles suggèrent par ailleurs qu’il existe actuellement un total situé entre 4.800 et 5.000 ingénieurs informaticiens en Tunisie. Le nombre total des professionnels actifs dans le secteur des TIC serait de 12.000, dont près de 60% travaillant dans le secteur public. Les informaticiens tunisiens sont formés au rythme de 700-800 annuellement. Seuls 30% de ces compétences sont dans les sociétés d’informatique tunisiennes, 60% seraient dans les entreprises ou le secteur public et 10% à l’étranger.

 

Les flux des diplômés sont tels qu’un total de 1.231 informaticiens avaient reçu un diplôme en 2001. De ces diplômés, 522 sont techniciens supérieurs et 520 des analystes. Ce flux s’en va augmentant à juger par les courbes d’évolution disponibles et les efforts de multiplication des programmes et des institutions universitaires et para universitaires de formation en informatique.

 

Les statistiques sur les postes d’emploi disponibles dans ces sociétés révèlent que ces derniers étaient passés de 4.377 en 1997 à 7.412 en 2001. L’augmentation de 13% de ces emplois ayant eu lieu entre 2000 et 2001, en conjugaison avec la chute du nombre de ces sociétés et celle soupçonnée de leur chiffre d’affaires laisse présupposer un grave problème d’efficience et de productivité étant entendu que le chiffre d’affaires par nombre d’ingénieurs a chuté dramatiquement et que le nombre d’ingénieurs par société d’informatique a augmenté démesurément. De plus, et compte tenu de leur nombre et de leurs activités, leur capacité d’absorption frise la limite.

 

Il y aurait donc problème et ce, même si, afin de favoriser son entrée prochaine dans l'économie immatérielle, la Tunisie a instauré un programme de formation de 10.000 spécialistes qui sera mis en place au cours des trois prochaines années, l’exode des cerveaux menace d'avoir un impact direct sur l'économie tunisienne et risque d'affaiblir sa compétitivité ainsi que son progrès technologique.

 

Ainsi le phénomène de l'exode des cerveaux revêt-il désormais une dimension stratégique ayant des implications non seulement démographiques, sociales, politiques et culturelles mais également économiques car il concerne des ressources humaines particulièrement qualifiées dans le domaine informatique, fer de lance de l'entrée dans l'économie numérique basée sur la richesse en intelligence et en savoir humains.

 

Cet exode semble facilité par l’effet de manivelles de données telles que celles établies par le cabinet Arthur Andersen et jamais démenties à l’effet que l’ingénieur tunisien coûte moins cher que ses pairs à l’étranger (les salaires du technicien supérieur et de l’ingénieur débutant tunisiens sont fixés à 400DT et 700DT respectivement sur le site de l’UNIDO, www.unido.org/fr/doc/4680, depuis plus d’un an maintenant). Ce qui est probablement vrai aussi, c’est que l’ingénieur tunisien n’est pas nécessairement «moins cher», comme l’on serait en droit de conclure à partir de telles comparaisons, mais il peut être réellement plus compétitif. Du moins, c’est la manière dont le marketing de l’ingénieur tunisien est en train d’être fait: il parle au moins trois langues, ses points forts sont la créativité, la disponibilité, la facilité d'adaptation à diverses situations et la capacité à apprendre rapidement, il a l'avantage de coûter 50 à 60% moins cher qu'en Europe, etc. S’il est plus compétitif, il est exportable. Si l’ingénieur tunisien, nouvellement diplômé, expérimenté ou ayant été formé à l’étranger, arrive à la conclusion que le marché de l’emploi est exigu, l’implacable logique de l’exode se met en branle.

 

L’importance stratégique de l’exode des cerveaux peut se résumer sur deux axes essentiels:

 

1.      Si les nouvelles technologies de l'information sont créatrices d'emplois (elles ont contribué à la création de 800.000 postes entre 1989 et 1997 en France) et si la Tunisie ne dispose pas des compétences nécessaires pour combler ces emplois, toutes les prédispositions des plans de développement économiques à venir seront sérieusement compromises.

 

2.      Si la Tunisie a toujours favorisé l'éducation et particulièrement dans l'informatique et les technologies de l'information, tous les efforts risquent d'être vains s'ils sont destinés à satisfaire les demandes des pays industrialisés car s’il est généralement acquis que l'instruction et l'enseignement sont la clé du savoir tant au niveau individuel qu'à celui national, il cesse de l'être s'il est dispensé au profit d'autres pays mieux nantis.

 

Quelques solutions

 

Plusieurs pays «nouvellement industrialisés», tels Singapour, la Corée, la Chine et l'Inde avaient retenu l'option d'attirer leurs élites installées à l'étranger en développant des programmes d'incitation au rapatriement. Ils ont mis en place des réseaux et des infrastructures dans lesquels les expatriés pourraient, une fois de retour, exercer leurs talents et être opérationnels au profit de leur pays d'origine.

 

Le succès de cette option dépend directement de la capacité du pays à maintenir ces structures surtout qu'elles risquent de ne pas être comparables à celles qui sont disponibles à l'étranger. Mais elles peuvent inciter les futurs émigrants à demeurer dans le pays.

 

Par ailleurs, plusieurs réseaux d’expatriés existent dans le monde; 41 d'entre eux liant 30 pays ont déjà été identifiés dont un tunisien (TSS). Ces réseaux sont extrêmement utiles car ils lient les élites résidant à l'étranger entre eux et avec ceux du pays.

 

Une autre solution a déjà été esquissée en Tunisie qui consiste à encourager l'exode «virtuel» des cerveaux. Ce mode encourage l'exportation de l'intelligence tunisienne sans pour autant qu'elle soit accompagnée de mouvements physiques des personnes.

 

Selon la Banque mondiale «il ne fait pas de doute que l'éducation a contribué de façon déterminante au succès des quatre économies d'Asie de l'Est qui ont enregistré la croissance la plus rapide: Corée du Sud, Hongkong, Singapour et Taiwan. Avant de s'engager sur la voie de l'industrialisation, ces pays avaient un taux de scolarisation beaucoup plus élevé que celui des autres pays en développement. Ils avaient également mis l'accent sur les hautes études scientifiques et techniques, ce qui les a rendus mieux à même d'importer des technologies de pointe». L’Australie et le Canada ont même réalisé qu’ils servaient d’ «entrepôts» où les cerveaux atterrissent pour s’y procurer passeport et visa avant de se diriger vers d’autres destinations, telles les États-Unis d’Amérique par exemple.

 

L’interaction entre l’évolution technologique et le développement économique et social repose essentiellement sur les capacités humaines qu'une économie est prête à mettre en avant. Si les meilleures compétences tunisiennes continuent à chercher un avenir sous d'autres cieux, l'on est en lieu de se demander comment la Tunisie pourra-t-elle augurer des lendemains meilleurs avec de tels handicaps?

 

Selon les rapports de l’OCDE, le problème de l’exode est trop souvent exagéré. La Chine est souvent citée en exemple car ce pays avait lancé un programme visant à développer 100 universités et centres de recherche de classe mondiale afin d’inciter ses ressortissants à l’étranger de rentrer en leur offrant des conditions de travail équivalentes à celles qu’ils trouveraient ailleurs. En Tunisie, le Parc technologique de l’Ariana, qui a connu son heure de gloire, est en train de se dépeupler. A ce jour, aucune pépinière de recherche en Tunisie ne peut se targuer d’être comparable aux centres de recherche ne serait-ce que français.

 

Peut-être que la règle du jeu est différente de ce que nous croyons. Peut-être faudra-t-il d’abord se développer davantage avant que nos «cerveaux» ne soient motivés à revenir au bercail. Des cas tels que Taiwan, la Corée du Sud, la Chine et l’Irlande n‘ont vu leurs ressources humaines en diaspora revenir que lorsque des conditions favorables avaient été créées au préalable. Dans ces pays, ceux qui seraient partis cinq ans auparavant préfèrent rester désormais et ceux qui sont partis reviennent.