La fracture numérique et la femme arabe

La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager, le Mensuel de l'Entreprise,  

No. 95, juillet 2004, pages 50-54


Par Mohamed Louadi, PhD

Les inégalités légales, sociales et économiques, telles que mesurées par l’indice d’égalité des sexes de la Banque Mondiale, ne sont malheureusement le monopole d’aucune région du monde. Source: Banque Mondiale, 2001

 

La fracture numérique se manifeste dans le retard accusé par nos pays par rapport aux pays dits avancés d’une part, et dans l’inégalité entre les hommes et les femmes d’autre part.

 

Malheureusement, outre les statistiques et les déclarations des rapports des différentes instances des Nations Unies et de la Banque Mondiale, entre autres, très peu de données sont disponibles qui nous permettraient d’apprécier à sa juste valeur l’ampleur du deuxième écart. En ce qui concerne les TIC, cet écart se creuse entre les hommes et les femmes arabes et entre les femmes arabes et les femmes des autres pays.

 

Bien des réalités de la vie ne sont pas les mêmes pour les femmes et pour les hommes. Depuis des décennies, des études comparatives, certaines moins convaincantes que d’autres, ont été tentées pour explorer ce qui distingue l’homme et la femme dans ce qui a trait à la vie socioprofessionnelle.

 

Par exemple, certains avancent que les hommes sont meilleurs dans les tâches impliquant le sens de l’orientation alors que les femmes sont meilleures dans les tâches linguistiques ou verbales [1]. D’autres [2] affirment que les femmes sont plus habiles à déchiffrer les allusions non verbales. Pour Meyers-Levy [3], les hommes ne traitent pas toute l’information qu’ils détiennent; ils sont plus sélectifs, et utilisent des raccourcis mentaux lorsqu’il s’agit de prendre des décisions alors que les femmes essayent d’utiliser et d’analyser toutes les informations disponibles avant de le faire. Les hommes semblent être plus à l’aise avec les technologies informatiques et sont davantage orientés vers les jeux et la programmation alors que les femmes, lorsqu’elles utilisent l’ordinateur, l’utilisent comme un outil de communication. Il est généralement admis que les femmes sont moins empressées d’adopter de nouvelles technologies compte tenu de leur manque d’expérience présumée, du fait qu’elles aient été élevées différemment et que les études qu’elles poursuivent traditionnellement ne sont pas orientées vers ces technologies. Celles qui se sont tout de même essayées à l’Internet ont été les témoins ou les victimes de langages offensant dans les sessions de discussion interactives et même de harcèlement via le courrier électronique. Certaines sont même allées jusqu’à utiliser des noms ou des alias masculins.

 

L’évolution du taux de chômage chez les femmes entre 1993 et 2003 dans quatre régions du monde. Source: BIT (2004).

Au Canada, l’usage de l’Internet décline avec l’âge, de plus de 90% avec les adolescents à moins de 5% pour les personnes âgées, les femmes étant en retrait à presque tous les âges (Données: Statistiques Canada).   

 

D’autres différences viennent s’ajouter à la liste. En 1995, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) reconnaissait qu’il n’existait pas une société où les femmes bénéficient des mêmes opportunités que les hommes. Partout dans le monde, les femmes sont plus pauvres, moins instruites ou moins valorisées que les hommes. Ces inégalités, et d’autres, limitent les femmes dans leur aptitude à bénéficier des possibilités offertes par les technologies de l’information et de la communication et, par voie de conséquence, à contribuer aux développements économiques et sociaux que ces mêmes TIC tendent à faciliter.

 

S’il existe une fracture numérique entre les nations du Nord et celles du Sud, entre les pays développés et ceux en développement, entre les économies du savoir et les économies émergentes et même entre les classes favorisées et ce que les Anglo-saxons appellent les have-nots, il existerait une fracture numérique transversale transcendant tout ce qui précède et séparant les individus sur la base de leur sexe.

 

La fracture numérique entre les sexes


Le renversement des tendances entre hommes et femmes internautes aux Etats-Unis. Source: Media Metrix and Jupiter Communications. Cette situation s’est faite spontanément sans aucune intervention ou incitation de la part des autorités. Tel ne sera sans doute pas le cas dans nos pays. La différence est que plusieurs facteurs ont favorisé cette évolution: (1) le niveau d’éducation informatique des femmes, (2) le statut de la femme dans la structure sociale outre-atlantique, (3) l’existence de contenus Web d’intérêt pour les femmes, (4) la facilité d’accès au Web et (5) la propension des femmes de disposer de leur revenu ce qui leur permet de s’engager dans les activités de commerce électronique et de vente par correspondance (VPC) sur le Web.

Si cette fracture n’est plus la préoccupation de quelques pays, notamment les pays scandinaves, elle est encore vivace dans les pays arabes qui, pour peu qu’ils souffrent déjà de ce fossé, renferment un segment important de leur population qui en souffre doublement: d’abord parce qu’il est du mauvais coté de la barrière compte tenu du retard des pays arabes en général et ensuite parce qu’il concerne le sexe qui est défavorisé sur la plupart des critères socio-économico-culturels définis par le PNUD, essentiellement dans ses rapports de 2002 et 2003.

 

Par TIC, on entend surtout l’accès des personnes aux technologies les plus populaires, à savoir le PC et l’Internet. L’on n’a qu’à déambuler dans les rues de Tunis, de Beyrouth ou de Dubaï, pour se rendre compte que l’on ne peut parler sérieusement de fossé numérique dans le cas du GSM par exemple.

 

Mais pour ce qui concerne les autres TIC, les choses sont un peu plus différentes, et parfois, un peu plus compliquées. 

 

La parité homme-femme et l’Internet

 

En décembre 1998, 34,2% des hommes et 31,4% des femmes utilisaient l’Internet. En 1999, même aux États-Unis, moins de femmes (48%) utilisent le Web que les hommes (52%). En août 2000, 44,6% des hommes et 44,2% des femmes étaient des Internautes. Alors que ces proportions ont changé, puisqu’en 2001, le PNUD avance que la proportion des femmes internautes américaines a atteint 51%, PC Data Online [4] affirme que femmes et hommes n’ont pas recours à l'Internet pour les mêmes raisons. Alors que 81% des femmes utilisent l’Internet pour lire leur courrier et 52% cherchent des informations liées à leur centre d'intérêt, ces pourcentages sont de 70% et 43% respectivement pour les hommes. Par contre, 43% des hommes téléchargent des fichiers de l’Internet, alors que chez les femmes le pourcentage est de 23. 80% des femmes sondées surfent sur l’Internet dans un but précis, le pourcentage chute à 71% chez les hommes. Alors qu’il n’y a pas de différences notables en termes de comportement consommateur, les hommes sont quand même plus tentés par les sites de matériel informatique. En revanche, les femmes auraient un penchant plus prononcé pour les sites d'envoi de cartes de vœux et de musique.

 

Une étude datant de 2002 entreprise par eMarketer et publiée par le New York Times indique que dans le cadre professionnel, le courrier électronique est préférable au téléphone aux yeux des hommes alors que c’est l’inverse pour les femmes. Les représentants des deux sexes sont d'accord sur un seul point: privilégier les rencontres face-à-face (54% pour les hommes et 47% pour les femmes).  

Une année plus tard, en 2003, une étude de Nielsen//Netratings révèle que la parité homme-femme parmi les internautes européens est encore loin d'être réalisée alors qu’elle s’était réalisée en 2001 outre-atlantique. Selon l’étude, la population internaute se féminise mais lentement. En 2002, 41% des internautes européens étaient des femmes. En 2003, la proportion s’éleva à 43%. A cette allure, la parité ne sera effective en Europe qu'en... 2010.

 

Telles sont déjà les différences entres les hommes et les femmes en ce qui concerne leur utilisation de l’Internet. Mais les tendances ont fait que désormais, des sites à audience presque exclusivement féminine se distinguent des autres.

 

L’évolution du taux d’alphabétisation de la femme arabe comparé à celui des hommes arabes et de la moyenne mondiale des deux sexes. Source: Banque Mondiale.   Les salaires moyens de deux professions tenues par des femmes en comparaison avec les salaires des hommes. Données: BIT (2003).  

 

Les femmes arabes et les TIC

 

En ce qui concerne le monde arabe et les TIC, les choses se compliquent car ce sont cette fois le sexe et la culture qui se confondent pour nous car, dans ce cas précis, la fracture numérique peut être double, voire carrée [5].

 

Alors que des progrès sont certes perceptibles dans le monde arabe, des investissements dans l’éducation, la santé et d’autres secteurs de l’économie ont été faits qui commencent à porter leurs fruits dans certaines régions. Mais au rythme où vont les choses ailleurs, davantage d’efforts doivent être consentis en ce qui concerne les TIC car les stratégies de plusieurs pays arabes sont confuses et rares sont celles qui prennent en considération la femme arabe et son rôle crucial dans l’avenir proche.

 

La femme arabe et l’Internet

 

Divers rapports, dont ceux du PNUD et de la Banque Mondiale, indiquent que la proportion féminine des Internautes arabes était de 4% alors que la moyenne était de 42% en Europe. Elle fut de 6% en 2000 et atteignit 19-20% quelques années plus tard [6] avec des sommets atteignant 36% dans des pays tels que les Emirats arabes unis.

 

Selon le rapport du PNUD de 2002, parmi les 65 millions d'Arabes qui sont illettrés (sur une population totale de 280 millions), les deux tiers sont des femmes qui ne savent ni lire ni écrire. Le rapport relève même que la condition des femmes est l’une des trois insuffisances principales qui prévalent dans le monde arabe.

 

S’appuyant sur des statistiques de la Banque Mondiale, Leahy et Yermish [7] donnent l’exemple du Yémen où les femmes travaillent 30% plus d’heures par jour que les hommes alors qu’elles ne contribuent que 2% à l’activité économique du pays et les hommes 81%.

 

Les périls pour le monde arabe

 

Si plus de 40% (voir le tableau) des femmes sont laissées en marge de la révolution technologique, c’est que les pays arabes omettent d’intégrer une part appréciable de leurs ressources humaines dans leur économie de demain.

 

De ce fait, et vu que les femmes ne jouissent pas de la même éducation que les hommes, celles qui savent lire et écrire, le savent en arabe et n’ont donc pas accès aux technologies vastement dominées par des langues étrangères.

 

Tout autre débat féministe plus axé sur les dichotomies simplistes est futile et stérile car certaines inégalités entre hommes et femmes dans le monde arabe n’ont rien à envier à d’autres sociétés, y compris occidentales. Comme le dirait Rosemary Sayigh, le débat polarisé de l’égalité ou de l’inégalité des sexes nous coupe de la réalité [8].

 

Les femmes arabes ont un rôle primordial à jouer dans le développement économique et social de leur pays. C’est au delà du traitement de texte et des tableurs que se situe l’apprentissage technologique. La création du contenu arabe se doit d’inclure les intérêts féminins et le commerce et les échanges électroniques ne peuvent possiblement se développer en marge de la gent féminine arabe.


[6] Voir Bouhabib, A. (non daté). Wooing Women onto the World-Wide Web, The Daily Star, http://www3.estart.com/arab/women/www.html, consulté le 26 mai 2004. Lors de la publication de ce résultat, le Arab Advisors Group avait déploré que les femmes ne soient pas suffisamment présentes sur le Web, autrement les revenues de publicité des portails arabes, estimés à 10 millions de dollars au moment de l’étude, auraient été plus importants. Cette association pour le moins curieuse est sans doute inspirée par une étude, datant d’avril 2001 qui avait révélé que 60% des femmes cliquaient sur les bannières publicitaires du Web (http://www.nua.ie/surveys/index.cgi?f=VS&art_id=905356651&rel=true, consulté le 18 juin 2004).