Les stratégies Internet des groupes d'entreprises et des multinationales
La version originale de cet article a paru dans la revue Le Manager
No. 76, novembre 2002, pages 26-29
Par Mohamed Louadi, PhD
Curieusement, il semble que la stratégie Internet des grandes entreprises, des groupes et des multinationales (dont pas moins de 75 opèrent en Tunisie) suive la même évolution que celle des systèmes informatiques dans les entreprises. En effet, à y regarder de plus près, les groupes d’entreprises, constitués d’innombrables filiales et unités, parfois éparpillées de par le monde, ont commencé, il y a quelques années déjà, à se doter de leur propre site Web ou portail. L’Internet n’étant pas encore perçu comme un véhicule de communication stratégique, les projets Internet n’étaient considérés ni du ressort ni de la compétence des sièges et des maisons mères.
On se rappellera que les systèmes informatiques avaient quelque peu suivi le même itinéraire dans les entreprises ; les unités étaient informatisées une à une et souvent l’une après l’autre, certaines fonctions étant jugées plus prioritaires ou plus automatisables que les autres.
Si fait que l’informatisation des entreprises avait suivi
une courbe en fonction des budgets alloués mieux connue sous la courbe de Nolan,
chercheur et consultant réputé de la Harvard Business School. Cette courbe,
quoique ayant souvent fait l’objet de mises à jours et d’ajustements multiples,
demeure valable dans son essence : l’informatisation des entreprises
commence toujours de la même manière et les entreprises évoluent d’une façon
presque déterministe dans leur apprentissage de ce que cette technologie leur
dévoile de ses capacités.
Dans la version actualisée de la courbe de Nolan, l’on peut aisément concevoir que les entreprises évoluent de sorte qu’elles commencent par l’automatisation des traitements des transactions routinières. Cette phase est généralement suivie par l’automatisation indépendante des fonctions classiques telles que la gestion du stock, la comptabilité, la paye, etc. La troisième phase est la liaison et l’intégration entre les différentes fonctions de l’entreprise et le passage à la phase de pilotage et de décisions. La quatrième phase –et pas nécessairement la dernière—est la focalisation du système d’information sur l’extérieur et principalement sur la clientèle et les autres partenaires (clients, fournisseurs, etc.) transformant au passage l’entreprise en une entité pleinement communicante et réseautée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
L’on découvre en étudiant quelques cas notoires dans le monde que leur stratégie Internet est à peu de choses près fidèle à ce schéma classique. Si l’informatisation des entreprises se fait par fonction suivie par l’intégration de toutes les fonctions sous le même système intégré, le passage à l’Internet se fait d’abord au niveau des filiales des unités, puis au niveau de tout le groupe.
Les trois cas choisis pour illustrer cette tendance sont Vivendi Universal, Unilver et TotalFinaElf.
Active dans les médias et les communications, Vivendi Universal s’est
enlisée dans plusieurs initiatives Internet qui n’avaient pas toutes rencontré
le succès escompté, dont la joint venture et les participations @viso en Europe,
ad2One, Divento, Scoot France, iFrance,
Benelux, eBrands, Flipside Europe, Uproar, Boursorama, Explorimmo, le portail
Vizzavi, etc., certaines ayant déjà été abandonnées.
La stratégie de Vivendi, avec ses innombrables
filiales, n’était déjà pas très claire du temps de son ex-PDG, Jean-Marie
Messier et sa stratégie Internet l’était encore moins. Aujourd’hui que Messier
est remplacé par Jean-René Fourtou, Vivendi pense tout rationaliser, y compris
son éventail de sites Web et ses activités Internet, supervisées par Philippe
Germond, PDG de Universal Net (VU Net), une filiale qui regroupe la vingtaine
d’activités Internet de Vivendi Universal.
Le défi
auquel est encore confronté Vivendi est double : (1) faire le lien entre
les différents contenus du groupe (éducation, lutte contre le piratage, musique,
cinéma, etc.) et (2) assurer la distribution, via l’Internet, de ces contenus,
ainsi que des services et produits du groupe. Ceci si le groupe, dans sa «revue
stratégique», décide que les deux axes de production et de distribution devront
cohabiter au sein d’une même stratégie Internet, ce qui est encore loin d’être
évident car il n’existe pas encore de modèle de détermination du retour sur
investissement dans ce genre de projets.
Le défi est donc de taille compte tenu du business model complexe de Vivendi qui risque de déteindre sur sa stratégie Internet. La diversification pure et simple de ses activités empêchera une transversalisation des apports que peut lui procurer l’Internet et rendra ardue la tâche de la rentabiliser, ou même d’identifier quelles activités sont rentables, quelles activités le sont moins et quelles activités, sans être directement rentables, sont des «appels» pour d’autres.
Il fut
un temps où Unilever avait un site par marque. Ou presque. Présente dans
plusieurs régions, Unilever, est également active dans plusieurs marchés avec
des clientèles et des concurrences différentes. Ne serait-ce qu’en France,
Unilever, disposait déjà d’une flopée de sites présentant chacun une facette du
groupe. Fédérer l’armada est rapidement devenu un objectif pour Unilever France.
Le site «pour tout vous dire» a justement été créé pour réunir pas moins de
trente sites différents mais appartenant tous à Unilever France avec pour point
de convergence la clientèle.
Rapide fut la réalisation par Unilever qu’une même personne pouvait être cliente du groupe au niveau de plusieurs produits et devait de ce fait avoir affaire à plusieurs de ses filiales. Le rôle de l’Internet en tant qu’outil fédérateur se fit entrevoir comme une opportunité réelle. Le regroupement des différentes marques autour d’un même site, orienté clients, devint donc une préoccupation stratégique. L’orientation clients était par ailleurs dictée par le fait que 20% des clients de Unilever France générait 50% de son revenu et qu’il s’agissait de fidéliser cette clientèle en se donnant le moyen de personnaliser les services et de mieux servir les partenaires en tenant compte de leurs spécificités.
«Pour tout vous dire», lancé en novembre 2001, est ainsi
devenu un super-site, un programme complet, une initiative pilote, au sens
stratégique du terme, transcendant les marques et les produits et rendant
souverain le concept de la fidélisation de la clientèle. Le nom même du site
comporte en lui ce souci de vouloir établir une passerelle, une relation
directe, franche et réelle qui ne s’embarrasse ni du nom du groupe Unilever, ni
du pays où il opère, ni d’un quelconque de ses multiples produits.
Ce site a déjà servi à supporter une campagne
marketing pour un nouveau shampooing de la marque Dove. Les clients intéressés
pouvaient demander des échantillons directement sur pourtoutvousdire.com ce qui
a permis au groupe de mieux dresser le profil de ses consommatrices et de mieux
les servir en leur donnant les conseils appropriés selon les cas et les types de
cheveux par exemple.
Il est
clair que Unilever a suivi le schéma typique présenté plus haut. Chaque marque
avait créé son propre site. Et chaque site véhiculait une image différente du
groupe vu que certains étaient centrés autour du produit même, d’autres sur
le client, d’autres sur la communication, d’autres encore étaient thématiques et
informationnels, etc.
Aujourd’hui, Elizabeth Lanner, Marketing Direct Manager à Unilever
France, affirme que le trafic généré par ce seul site est supérieur au trafic
généré par tous les sites qu’il remplace.
TotalFinaElf
C’est durant le mois de juillet que la branche raffinage-marketing de Total, filiale du groupe TotalFinaElf, a officiellement lancé son portail. Total.fr. sert désormais de porte d’entrée pour l’ensemble des services (4.500 stations-services) et activités du groupe. Fort d’une cinquantaine de pages, le portail devra permettre à TotalFinaElf d’offrir à sa clientèle grand public un point d’accès unique et différencié de celui offert à sa clientèle composée de professionnels.
Presque au même moment, la filiale tunisienne inaugurait son propre site http://www.totaltunisie.com.tn/.
Tout comme Unilever, mais à sa façon, TotalFinaElf prend ses distances de la stratégie qui a prévalu jusqu’à récemment et qui consistait à un développement Internet décentralisé au niveau des entités du groupe.
Ayant ses trois marques Fina, Elf et Total en avant sur l’Internet, le groupe rationalise au niveau de ces trois tout en disposant d’un site pour le groupe à l’adresse http://www.totalfinaelf.com/. C’est au niveau des marques que les sites s’efforcent de répondre aux mêmes chartes.
La charte des sites Total par exemple est suivie par toutes
les filiales du groupe (dont celle en Tunisie). Le groupe prévoit déjà la
prochaine étape qui concerne le site de la carte fidélité de Total ainsi que la
poursuite du développement de la relation clients.
La vision de Eric Prigent, responsable de la publication
sur Total.fr, veut que l’univers Internet de Total reflète davantage la cohésion
interne et les synergies naturelles des différentes filiales et unités du
groupe. Désormais, la rationalisation, la fédération et l’orientation clientèle
sont les axes principaux de la stratégie e-CRM du groupe qui, de sept sites n’en
compte plus que trois, en plus du portail. Les trois sites sont dédiés
respectivement au transport routier, au monde de l'agriculture et à la carte de
fidélité Total alors que le portail est réservé à la communication et au
marketing interactif.
Ces
trois groupes d’entreprises exemplifient la tendance actuelle en matière de
stratégie Internet : rationalisation et cohésion avec une orientation
prononcée vers la clientèle. Toutes utilisent l’Internet et les technologies du
Web pour supporter des activités et des stratégies off-line car l’Internet et le
Web ne peuvent possiblement pas (du moins pas encore) être des initiatives
isolées, désengagées et cloisonnées du reste de l’entreprise, mais bien des
extensions, mieux encore, des appendices supportant une vision déjà en place.
Les entreprises qui se sont lancées dans l’aventure de l’Internet en négligeant
ses aspects synergiques et en comptant sur sa magie éphémère ont eu le temps de
se rattraper et les trois exemples fournis ici le démontrent.
Tout
comme les entreprises ont ressenti le besoin de fédérer leurs systèmes
d’information en les unifiant ou en adoptant des progiciels de gestion intégrée
(ERP entre autres), celles soucieuses d’une présence sur l’Internet ressentent
aujourd’hui le besoin d’intégrer et d’unifier la vue qu’elles souhaitent que
leurs clients aient d’elles.